Un master en études de genre pour la Fédération Wallonie Bruxelles

L’université, comme lieu de création de savoirs scientifiques mais aussi comme lieu de débats et de réflexions critiques, est un espace essentiel à investir pour les mouvements féministes.

En effet, les travaux académiques viennent souvent justifier et soutenir les actions entreprises sur le terrain et les revendications. A titre d’exemple, les travaux de l’anthropologie depuis Margaret Mead ont permis de répondre à certains arguments de biologistes qui légitimaient des formes d’inégalité entre les deux sexes.

A la rentrée universitaire 2017-2018, les six universités francophones proposeront pour la première fois un master de spécialisation en études de genre, visant à analyser les rapports sociaux entre les sexes. Retour sur le processus de création d’un tel curriculum et le rôle des études de genre dans le milieu universitaire avec les propos de Catherine Wallemacq, coordinatrice francophone de l’association Sophia et Sarah Sepulchre, professeure de communication à l’Université Catholique de Louvain, spécialiste des questions de genre.

C’est quoi Sophia ? Quelles sont ses missions, ses objectifs et ses activités ?

CW : Sophia est le réseau belge des études de genre. Il a été fondé à la fin des années 80 pour promouvoir les études de genre (ou plus précisément ce qu’on appelait alors études femmes ou sur les femmes) qui, à l’époque, ne dépendait que de quelques personnes dans les universités. Le réseau visait à mettre en contact, à encourager des échanges d’informations et à réfléchir à l’ancrage structurel de ces études dans les universités. On s’inscrivait alors dans la lignée de la reconnaissance des women’s studies depuis les années 70 dans le monde anglo-saxon et ailleurs. Il existait des centres de recherche et des formations universitaires dans ce domaine tandis que la Belgique était déjà considérablement à la traine.

Au départ, Sophia était un collectif assez informel. D’autres organisations travaillaient également sur la valorisation des études féministes, comme l’Université des femmes dans une optique d’éducation. Sophia quant à elle voulait établir des ponts entre les associations féministes et les universités et apporter des changements de pensée dans les universités. Il s’agissait déjà à l’époque de d’éviter qu’un fossé se creuse entre l’université et l’associatif. »


Sophia devient une ASBL en 1995. Grâce au soutien des politiques à la professionnalisation des mouvements féministes, elle peut alors engager ses premières employées, deux coordinatrices à mi-temps, une configuration demeurée inchangée.

Qu’est-ce que les études de genre ?

CW : Les études de genre se penchent sur la construction sociale du genre, du sexe et des sexualités. Elles étudient comment se construisent la féminité et la masculinité, les implications de cette construction, les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes, les interactions et surtout la hiérarchie entre masculinité et féminité. Ainsi, les valeurs perçues comme masculines (force, courage, intellect, action) sont systématiquement perçues comme plus positives que celles qui sont traditionnellement considérées féminines (émotions, soin aux autres, souci du détail). Cela engendre des inégalités systémiques pour les femmes (violences, exclusion du marché du travail ou de certaines sphères, sous-représentation politique, écart salarial, hypersexualisation, etc.) tandis que les hommes jouissent de privilèges sociaux. Les études de genre se concentrent sur la fabrication sociale du genre et sur les rapports de pouvoir qu’elle entraine. Elles remettent en cause le caractère supposé naturel du genre, du sexe et de la sexualité. Elles sont transversales dans le sens où le genre affecte tous les aspects de la vie. Elles sont également interdisciplinaires et critiques. Idéalement, elles sont un outil permettant de transformer les inégalités sociales.


Il y a un courant dans les études de genre fort heureusement de plus en plus visible : l’intersectionnalité, ou en d’autres termes l’imbrication des rapports de pouvoir. Selon ces théories développées par des féministes noires américaines, les mécanismes du genre ne fonctionnent jamais seuls. Ils s’articulent avec la dimension de classe et de race mais aussi d’une série d’autres facteurs : sexualité, handicap, âge, religion, poids, etc. Ceux-ci fonctionnent comme des systèmes de domination pour les personnes qui n’entrent pas dans la norme. Du point de vue de l’intersectionnalité, ces dominations et les oppressions qui en découlent ne font pas que se cumuler. En effet, quand les inégalités se rejoignent et se manifestent dans la vie d’une personne, elles vont créer une nouvelle forme d’inégalité. On doit toujours travailler à démêler comment fonctionnent ces interactions pour mieux comprendre et déjouer les systèmes de domination. Ces théories de l’intersectionnalité développées par des chercheuses racisées, tout comme les théories dites
queer, conçues par des académiques lesbiennes, gays, bi.e.s et trans, participent toutes à déconstruire l’idée d’une oppression unique commune à toutes les femmes. Est-ce vraiment le sujet « femme » qui est l’objet d’étude des études de genre ? Depuis leur création dans les années 70, bien des théoriciennes ont contribué à remettre en question cette idée et à démultiplier les sujets du genre. Derrière une fausse unité du sujet « femme » se cache en effet une invisibilisation des personnes qui n’entrent pas dans la norme blanche, cisgenre (c’est-à-dire non-trans), hétérosexuelle, valide, aisée. Une chose est sûre, il n’y a pas une approche unique des études de genre. C’est là que réside toute leur richesse.

La portée féministe des études de genre consiste aussi à réfléchir à la construction des savoirs en général, à la place du savoir dans les universités. De nombreuses chercheuses féministes se sont penchées sur la construction du savoir. Qui le produit ? Quand on dit que la science est neutre, est-ce véritablement le cas ? Ne partons-nous pas toujours d’un point de vue, d’un positionnement, en tant que scientifique ? Et lequel de ces positionnements est considéré comme le plus légitime ? Quand on parle d’une science neutre, qui la produit ? N’est-ce pas historiquement des hommes blancs, cisgenres, hétérosexuels ? De là, quelle neutralité ? Il ne faut pas oublier qu’à l’heure actuelle les femmes représentent encore moins de 20% des professeur.e.s ordinaires dans les universités belges. Les études de genre interrogent les normes sociales. Elles réhabilitent le point de vue et la légitimité des opprimé.e.s, des minorisé.e.s pour produire des connaissances. Les marges ne sont-elles pas le lieu privilégié de l’observation de la norme ? Le vécu de l’oppression n’aide-t-il pas à mieux la cerner ? Les questions de méthodologie, d’épistémologie, de philosophie des sciences, ont été et demeurent fondamentales pour le développement des études féministes.

Les études de genre sont interdisciplinaires :


Il n’y a pas un champ disciplinaire qui est exclu de la recherche sur le genre. Il y a même des théoriciennes féministes qui font de l’astrophysique !

Quel est l’état actuel de la recherche en études de genre en Fédération Wallonie-Bruxelles ?


Désormais, beaucoup de recherches sont effectuées dans le domaine. Il est positif de constater que l’enseignement peut refléter la diversité de ces recherches à travers la création d’un master. Les deux n’étant pas toujours connectés, l’intérêt d’un master réside aussi dans la mise en avant de la recherche existante dans l’enseignement et, ainsi, sa transmission.

En 2009, Sophia commence la réalisation d’une étude de faisabilité à la demande de la ministre Milquet, Ministre fédérale de l’Égalité des Chances. La première étape fut de recenser tous les cours et enseignements donnés dans chaque université au sujet du genre. Cela a permis de réaliser qu’il y avait déjà suffisamment de cours, dans tous les domaines, à compiler dans un master. Nous concluions pourtant à la nécessité de créer un certain nombre de cours élémentaires qui placeraient les bases et mettraient à niveau les étudiant.e.s de tous horizons. Pas question de bricoler avec l’offre existante au détriment de cours à la fois généraux et approfondi. A cette époque, peu de cours mentionnaient le terme genre dans leur intitulé car les études de genre n’étaient pas prises au sérieux. Les enseignant.es qui intégraient la perspective de genre dans leur cours le faisaient de leur propre initiative. La perspective du genre était donc fragile car fluctuante selon les départs et arrivées des enseignant.es. D’où la nécessité d’un ancrage structurel des études de genre, notamment par la création d’un master. On peut donc se féliciter de cette pérennisation des savoirs de genre.

Quel a été le processus de création du master ?

Suite à la publication des résultats de l’étude faisabilité en 2011, les ministres de l’enseignement supérieur étaient favorables à la création d’un cursus master. Cependant, les autorités académiques de la Fédération Wallonie Bruxelles, ne souhaitant pas engager le temps, l’énergie et l’argent nécessaires, n’ont pas montré une grande volonté de faire avancer les choses. Elles ne se sont pas engagées dans le processus d’établissement du master avant 2015. Entretemps, les académiques favorables à la reconnaissance des études de genre n’ont cessé d’intervenir dans leurs universités. En parallèle, l’action des politiques s’est avérée bénéfique. Notamment, à la demande du ministre de la Recherche, Jean-Marc Nollet, des postes de « personnes contact genre » ont été créées grâce à un financement public en 2013. Ces personnes ont établi, avec le comité femmes et sciences, dont la mission est de formuler des avis et des recommandations pour assurer une participation équilibrée des femmes et des hommes aux carrières scientifiques et académiques, des cahiers des charges dans lesquels figurait la mission de faire l’état du genre dans chaque université tous les deux ans, au niveau des carrières et au sein des ressources humaines à tous les niveaux, aussi bien professeur.e.s et étudiant.e.s dans les filières et les conseils d’administration que dans la recherche et dans l’enseignement. La création du master apparaissait dans le plan transversal égalité hommes-femmes initié par la Ministre des Droits des femmes, Isabelle Simonis et a été annoncé en novembre 2016 par le ministre de l’Enseignement, Jean-Claude Marcourt, pour un lancement à la prochaine rentrée universitaire 2017.

Que prévoit le master en études de genre ?

Le master est un master de spécialisation d’un an, c’est-à-dire de 60 crédits ECTS. Les étudiant.e.s sont censé.e.s avoir acquis une formation universitaire de base et avoir une expertise dans une discipline.

L’étude de faisabilité, publiée en 2011, a préconisé l’établissement d’un tronc commun de cours par toutes les universités. Le tronc commun vise à mettre à niveau l’ensemble des étudiants qui vont suivre le master qui peuvent venir d’horizons très différents et est complété avec un travail de mémoire et des cours à option parmi l’offre de cours déjà existante dans les six universités. Il y a un cours de méthode, un séminaire plus axé sur les sciences sociales, un cours de philosophie féministe, un cours sur les sexualités, etc. Ils visent à faire connaître aux étudiant.e.s les concepts, les méthodes, l’histoire des études de genre, les débats essentiels, les auteurs phares, les textes importants, les notions etc.

Quelles sont les conditions d’admission ?

Les masters de spécialisation sont accessibles aux étudiant.e.s qui sont titulaires d’un master universitaire. Le dossier d’habilitation stipule que les étudiant.e.s disposant d’un master en philosophie; théologie; langues, lettres et traductologie; histoire; sciences sociales et politiques etc. sont admissibles directement. Des personnes n’ayant pas de diplôme de master mais pouvant faire état d’une expérience professionnelle de 5 ans minimum dans le secteur peuvent aussi être admises. Ceci ouvre la porte du master à des personnes qui sont diplômés de hautes école et ayant travaillé dans l’associatif ou dans le secteur. Il était important que le master soit accessible à un grand nombre de personnes, venant de plein de disciplines, qui veulent se former ou qui sont déjà formées et sur le marché du travail. Il ne faut pas nécessairement avoir fait partie d’une association étudiante LGBT ou être volontaire pour une association féministe ou sur le terrain des genres pluriels pour candidater.

Quels débouchés ?


Le journalisme et la recherche sont aussi des débouchés possibles. Le master est un moyen de rencontrer les besoins des futur.e.s chercheur.e.s. pour le moment en Belgique, il n’existe pas d’École doctorale en études de genre. Un doctorat est donc d’abord inscrit dans une discipline traditionnelle (communication, histoire, psychologie, etc.) et éventuellement croisé avec les études de genre. C’est un atout d’avoir une autre formation pour avoir une vision plus large grâce à l’interdisciplinarité des études de genre.

D’autres projets pour l’avenir des études de genre en Fédération Wallonie Bruxelles ?

Au niveau du master, Sophia continuera à plaider pour la création de nouveaux cours afin de refléter la richesse des études de genre et qu’il soit toujours plus pointu. En tant qu’asbl, notre objectif est de favoriser les espaces de rencontre et de réflexion critique (sur son site web ou lors d’activités) pour les personnes émanant des mondes académique, associatif, artistique ou tout simplement intéressées par les questions féministes. La recherche en genre en général est au cœur de nos activités, et elle ne se cantonne pas aux universités. L’institutionnalisation à l’université va de pair avec un risque de dépolitisation. La visée de transformation sociale des études de genre doit continuer à être mise en avant. Il faut éviter que la recherche et l’enseignement universitaires perdent le lien précieux avec le militantisme féministe. Enfin, les hautes écoles peinent encore en termes d’intégration du genre, notamment au niveau de la formation des enseignant.e.s. C’est certainement un terrain vers lequel Sophia peut se tourner à l’avenir.

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Chloe Berthelemy