Europe sociale et crise de la Covid, un tournant historique ?

Arthur a rencontré Amandine Crespy, professeure de sciences-politiques à l’ULB et chercheuse au centre d’étude de la vie politique, le Cevipol et à l’Institut d’études européennes.

Amandine s’intéresse plus particulièrement à la gouvernance socio-économique, au rôle de l’UE dans les thématiques économiques mais surtout sociales. Voici un résumé de l’interview qui se trouve en intégralité sur notre site internet.

AL  : Pour commencer l’interview, on y échappe malheureusement rarement ces derniers temps, je voudrais vous parler de la crise de la Covid-19. Lors de la première vague une question s’est rapidement posée : que fait l’Europe ? Mais au final on a très peu posé la question de que peut faire l’Europe ?

Est-ce que l’Union Européenne gère les questions de santé ?

AC  : Alors non, la santé n’est pas une compétence forte de l’Union Européenne. Au contraire, elle a ce qu’on pourrait appeler une compétence résiduelle en matière de santé, telle qu’elle est définie dans le traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne. Cette compétence résiduelle touche à plusieurs aspects, qui ne concernent pas en premier lieu les systèmes de santé. Cela concerne davantage  ce qu’on appelle la santé publique.

Il y a je dirais essentiellement cinq aspects : Il y a d’abord l’aspect santé dans le cadre du marché intérieur. Il y a l’aspect commerce des médicaments qui est rattaché au cadre du marché intérieur et ça c’est peut-être la compétence principale de l’UE. Et puis, un autre aspect c’est la gestion des risques transfrontaliers. On peut aussi penser à ce qui concerne les liens entre agriculture et santé. Et puis un tout petit dernier point,  l’UE produit  aussi les normes de sécurité et de santé en matière de circulation et des produits de substance humaine.

En résumé, ce sont des compétences un peu éparpillées, sur des points très précis, qui concernent des aspects transnationaux. Soit au titre du commerce, soit au titre de la circulation des maladies et des médicaments.

AL : En mars dernier vous avez co-rédigé une tribune qui est parue notamment dans Médipart et La Libre qui critiquait, je cite : « le chaos de l’Europe intergouvernementale » Maintenant qu’on a un peu plus de recul, quasiment un an après, quel regard est-ce que vous portez sur la gestion de la pandémie par l’UE ?

AC  : L’Union Européenne fonctionne autour de deux grands schémas qui structurent depuis les origines de la communauté économique dans les années 50, jusqu’à encore aujourd’hui, la manière de faire de la politique et de faire des politiques publiques au niveau européen :

D’une part on a la sphère intergouvernementale : la sphère d’influence des États. Celle qui conduit par exemple la politique étrangère, les questions de défense et de sécurité. Plus généralement tous les domaines que les décideurs considèrent comme particulièrement sensibles du point de vue de la souveraineté nationale. Ça concerne également les questions fiscales, certaines questions sociales, notamment la sécurité sociale.

Cela concerne également les grands aspects de la politique économique. Ce qu’on a vu avec la crise financière de 2008 qui s’est transformée en crise des dettes souveraines européennes c’est que c’était vraiment les États qui avaient décidé de la stratégie à suivre pour préserver la stabilité de la monnaie unique. En l’occurrence les états ont décidé de fournir une réponse austéritaire, basée sur la dévaluation interne et l’adaptation des États surendettés..

Ce qu’on a vu dans les toutes premières semaines de la pandémie, c’est une réaction immédiate des États mais pour eux-mêmes, c’est-à-dire de manière non-coordonnée

C’est le cas en particulier pour ce qui concerne le rétablissement du contrôle aux frontières qui contredit les règles de fonctionnement de l’espace Schengen.

Dans le même temps, on a vu dans les toutes premières semaines une sorte d’inertie ou d’attentisme des institutions européennes. Cela a provoqué un certain chaos puisqu’on a assisté non seulement à toute une série d’initiatives éparpillées mais aussi de non-action collective. Cela a mené au final à une incapacité à résoudre les problèmes communs, par exemple à se coordonner sur la gestion des stocks de masques, etc.

Finalement, on a pu observer un manque patent de solidarité

Et justement parce que l’Union Européenne n’a pas de compétences fortes en matière de santé, une incapacité collective à se coordonner de manière efficace. Après cette tribune on a vu la commission européenne se mettre en marche de manière assez volontariste pour faciliter cette coordination des États. Là où c’est le plus visible aujourd’hui c’est notamment par rapport à la négociation des contrats et des vaccins.

AL  : On entend souvent dire que la libéralisation à l’œuvre depuis une trentaine d’années a vraiment affaibli les systèmes de sécurité sociale, parfois au profit des assurances privés. Est-ce que vous êtes d’accord avec ce constat ou pas ? Si oui, comment cet affaiblissement a eu lieu ?  Quelle est l’implication de l’Union Européenne là-dedans ?

AC : L’impact de l’Union Européenne sur les systèmes de soins de santé est diffus et multidimensionnel… Un aspect important est celui de la coordination des politiques sociales nationales. En ce domaine, l’Union Européenne n’a pas de compétence réglementaire, elle ne peut pas légiférer pour obliger les États à mener telle ou telle politique en matière de soins de santé.

Toutefois, on a depuis le début des années 2000 des processus de coordination sur base volontaire où les États s’engagent à fixer des objectifs, etc. En la matière, la question qui a très souvent été mise en avant au niveau européen, c’est celle de la soutenabilité financière des systèmes de santé.

C’est donc avant tout un prisme financier qui est imposé, notamment par les acteurs du secteur économique et financier au sein des institutions européennes. C’est donc de ce point de vue là que les États ont un peu adopté les mêmes perspectives et se sont efforcés de faire du containment. On a appelé cela la rationalisation financière, et c’est ce qui justifie une gestion managériale des hôpitaux, qui entraîne des déficits et des sous-effectifs au sein de  l’hôpital public. C’est cela aussi qui met la pression sur les cadences de travail, qui obligent à fermer des lits, etc.

Pour faire court, il s’agit de l’idée selon laquelle on pourrait faire toujours mieux avec toujours moins de moyens si l’on était plus efficaces

Très clairement cette logique a une limite. On entend depuis de nombreuses années les contestations, les appels au secours au sein même de la communauté hospitalière qui se plaint des conditions de travail, des rémunérations nettement insuffisantes par rapport à la charge de travail, à la responsabilité des personnels, à cet esprit de gestion managériale absolument délétère.

De plus, il y a un aspect un peu plus technique qui concerne la politique de concurrence. Au nom de celle-ci, l’Union Européenne met quasiment sur un pied d’égalité les prestataires de service, dans n’importe quel secteur, donc y compris celui de la santé. C’est-à-dire qu’on doit traiter exactement de la même façon les prestataires privés et les prestataires publics. Alors même que dans des domaines qui relèvent de l’intérêt général, comme la santé, l’un des prestataires doit être identifié comme celui qui va assurer le service universel, le service public universel. Or, on sait qu’il est très souvent non-rentable. à Bruxelles, il y a notamment eu une longue affaire dans laquelle des hôpitaux privés ont attaqué les autorités belges en les accusant, au nom du droit de la concurrence européen, de trop subsidier les hôpitaux publics. C’est-à-dire de surcompenser la charge financière liée à ce devoir d’assurer l’hôpital public.  (En l’occurrence, l’affaire s’est soldée plutôt par une victoire des hôpitaux publics.)

Il est donc important de ne pas caricaturer le rôle de l’Union Européenne et de la cour de justice qui statue sur ces affaires, car parfois elle se prononce en faveur du secteur public. Il en reste que  le simple fait que la concurrence soit la norme et la dérogation à la concurrence soit l’exception,  place quand même les prestataires de service public dans des situations parfois délicates.

Enfin, il est tout à fait vrai que les acteurs au sein de l’UE qui sont en faveur de la logique de marché poussent très fort depuis longtemps, notamment sous l’impulsion des grandes compagnies d’assurances, vers l’unification d’un marché européen de l’assurance au profit de ces grandes compagnies. Cela se traduit par des initiatives pour tenter de libéraliser, d’uniformiser mais aussi de développer de nouveaux débouchés pour ces grandes compagnies d’assurance, notamment en matière de pensions.

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Arthur Lambert